Réindustrialisation : le potentiel caché de nos territoires

Réindustrialisation : le potentiel caché de nos territoires

16 février 2023

ÉDITO

La désindustrialisation de la France a démarré en 1975. La chute de l’emploi industriel était alors aussi rapide que celle de l’emploi agricole, commencée bien plus tôt. Mais, si la politique agricole commune a soutenu cette mutation, aucun dispositif n’a accompagné celle de l’industrie.

Ainsi en 1990, notre pays avait déjà perdu un quart de ses emplois industriels et nombre de territoires s’étaient vidés de leur substance. Rien de tel en Allemagne, où l’emploi industriel est resté remarquablement robuste grâce à l’ancrage territorial de son Mittelstand1 dans ses Länder.

Il aura fallu attendre 2009 et l’organisation des États généraux de l’industrie pour voir le retour d’une politique industrielle en France. Plusieurs initiatives se sont alors succédé mais, pendant plus de 10 ans, les « territoires » sont restés un impensé. C’est seulement fin 2018 que le dispositif Territoires d’industrie est apparu. Quatre ans plus tard, la France ne semble pas avoir encore pris toute la mesure de ses territoires. Ils recèlent pourtant un potentiel inexploité pour notre renaissance industrielle.

Après plus de trois décennies de désindustrialisation, les États généraux de l’industrie marquent un tournant de nos politiques industrielles. Avec eux, renaissent les filières, qui trouvent leur concrétisation lors de l’instauration de la Conférence nationale pour l’industrie en 2010, devenue ensuite Conseil national de l’industrie. Malgré les interrogations régulières sur le concept de filière (chaînes d’approvisionnement ultra-fragmentées, rôle des PME et ETI dans leur gouvernance…), cette orientation reste depuis un pilier dans l’organisation de nos politiques industrielles. Sur le fond, ces dernières poursuivent notamment deux grands objectifs : le renforcement de la compétitivité-coût, matérialisé par le rapport Gallois2 et le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), et le soutien à l’innovation et aux start-up numériques déployé notamment par Bpifrance.

Cependant, ces années de réarmement de notre politique industrielle illustrent une autre « permanence française » : le rôle des territoires est peu ou pas évoqué. Il a fallu attendre 2019 pour voir l’émergence du programme expérimental Territoires d’industrie.

TERRITOIRES D’INDUSTRIE, UNE APPROCHE SINGULIÈRE

Ce dispositif est né lors du Conseil national de l’industrie du 22 novembre 2018, quelques mois après la création de la Banque des territoires, et s’est concrétisé par la labellisation par le Premier ministre des 124 premiers Territoires d’industrie. À ce jour encore, ce dispositif reste un « ovni » dans le paysage des politiques industrielles et plus globalement des politiques publiques. Plusieurs traits le distinguent.

Premièrement, son approche ascendante donne « carte blanche » aux territoires pour élaborer des projets qui correspondent à leurs réalités. Pour la première fois, les territoires (élus locaux, industriels) sont positionnés comme « sachants » et l’État, les Régions ou les opérateurs nationaux3 comme « aidants ».

Deuxièmement, sa dimension interministérielle facilite une organisation en mode projet, avec une équipe resserrée, au contact direct des territoires et rendant compte directement aux ministres.

Troisièmement et enfin, le pilotage au niveau régional s’appuie sur une opérationnalité au niveau intercommunal : la question industrielle est « localisée » à un niveau de gouvernance qui est celui des bassins de vie et donc « des gens », dans un souci de dialogue entre industrie et société. Ainsi, les territoires sont mis en avant pour le potentiel d’avenir qu’ils représentent et non plus pour les fermetures d’usine qu’ils subissent. Le label veut redonner fierté et envie à des territoires éprouvés par la désindustrialisation et qui entendent retrouver un destin industriel.

65% DES PROJETS SOUS LES RADARS

Grâce à ce programme, en 2019, 2000 projets4 travaillés par les industriels avec les collectivités territoriales ont émergé du terrain sur des problématiques très concrètes : le foncier, les talents, les économies d’énergie et la décarbonation, ou encore le logement des salariés.

Sans dotation budgétaire propre, ce dispositif reposait initialement sur la mobilisation de moyens existants. En 2020, un fonds d’accélération des investissements industriels créé dans le cadre du plan France Relance a permis d’aller plus loin, en dotant ce programme de moyens. Piloté par le programme Territoires d’industrie, ce fonds a la spécificité de déléguer la décision au couple formé par le préfet et le président de région. Doté au départ de 150 millions d’euros, il a rencontré un succès sans précédent. Il a donc été réabondé à plusieurs reprises, portant la contribution totale de l’État à 700 millions d’euros et à près de 250 millions d’euros supplémentaires celle des Régions. Ce fonds a permis de créer 38 000 emplois, dont 81 % portés par des PME et des ETI et 75% localisés dans des territoires fragiles.

En 2021, une dimension « commando » a été ajoutée pour les territoires victimes de restructurations industrielles majeures : la démarche Rebond5. Lancée en réponse à la fermeture de l’usine de Bridgestone à Béthune, elle s’appuie cette fois sur un véritable « porte-à-porte » à la rencontre de tous les industriels d’un territoire donné. L’objectif est d’identifier leurs projets d’entreprises dormants ou peinant à avancer, et de leur fournir des moyens financiers bonifiés pour les accélérer.

Aujourd’hui, la démarche Rebond a permis d’accélérer 1 100 projets sur 20 territoires, pour 1,8 milliard d’euros d’investissements productifs6, créant 5000 emplois directs. Elle a en outre révélé, à notre grande surprise, que 65 % de ces projets étaient sous les radars de tous les acteurs publics !

UN POTENTIEL DE 15 000 PROJETS ET 450 000 EMPLOIS

Si cette démarche Rebond devait être généralisée, appuyée par un dispositif similaire à celui de France Relance, rapide, déconcentré ou décentralisé, et dégagé de cahiers des charges trop restrictifs, alors nous pourrions selon nos estimations voir émerger autour de 15 000 projets nouveaux, pour l’essentiel dans les territoires hors métropole7.

En faisant l’hypothèse que chaque projet représente un investissement moyen de 1,6 million d’euros (moyenne observée pour la démarche Rebond) et que, sur une période de 10 à 15 ans, ce cycle de projets puisse être renouvelé une fois au moins, ce ne sont pas moins de 50 milliards d’euros d’investissement productif et près de 450 000 emplois8 qui pourraient être générés.

France 2030, de son côté, pourrait créer 430 000 emplois d’après les estimations de PwC9. La combinaison de ces deux démarchent apporterait donc à notre pays près de 880 000 emplois industriels additionnels en 10-15 ans, la majorité dans les territoires ruraux et les villes moyennes.

CONCLUSION

Face aux crises que nous traversons, comme la décohésion territoriale et les ruptures d’approvisionnement en produits de base, le potentiel de renaissance industrielle logé dans nos territoires est une ressource aussi essentielle qu’inexploitée. Dans un pays où le socle productif a été extrêmement fragilisé par 40 ans de désindustrialisation, l’objectif d’excellence technologique ne pourra être atteint sans le soutien, et donc la densification et la modernisation, d’un tissu industriel au plus près du terrain. Les deux exercices se complètent, il existe une continuité vertueuse et nécessaire.

Si, entre 2009 et 2015, une cinquantaine de territoires ont continué à créer de l’emploi industriel quand tous les autres en détruisaient, cela n’était souvent pas lié à un positionnement sectoriel ou technologique, mais bien plutôt à une envie et un attachement farouche à l’industrie. Les territoires ne doivent plus être seulement le lieu où se déploient les politiques nationales ou des espaces d’expérimentation, mais des acteurs créateurs de différenciation et de richesse. La passion pour l’industrie reste intacte dans notre pays. Elle peut être aisément réveillée, stimulée pour permettre à la France de réintégrer le peloton des pays européens.


  1. Le terme Mittlestand désigne l’ensemble des entreprises familiales et indépendantes en Allemagne, qui se caractérisent par un attachement fort à leur territoire et une inscription dans la durée.
  2. Le « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », rédigé par Louis Gallois en 2012.
  3. Par exemple : Bpifrance, ADEME, Banque des territoires, Business France, etc.
  4. Dans cette première phase, les projets comptaient de nouvelles implantations et des extensions d’activités industrielles mais aussi des projets collaboratifs visant notamment l’attractivité du territoire ou le renforcement de son animation.
  5. Ce dispositif ne doit pas être confondu avec le « Pack rebond » soutenant les VTE dans les Territoires d’industrie et bonifiant l’accès aux accélérateurs de Bpifrance.
  6. Environ 16 % de ces projets sont ou seront soutenus par le fonds d’accélération pour un niveau moyen d’aide publique de l’ordre de 25 % de l’investissement.
  7. Les 20 territoires ayant bénéficié de la démarche Rebond comptaient 64 EPCI. Au total, cela représente un potentiel d’environ 20 500 projets sur les 1 190 EPCI restants en France métropolitaine, soit plus de 13 000 projets inconnus des acteurs publics (65 %). Dans notre estimation, par prudence, nous arrondissons le nombre de projets nouveaux à 15000.
  8. Dans son étude La renaissance industrielle française à l’horizon 2030, Strategy & PwC France comptabilise pour un investissement donné les créations d’emplois directs et d’emplois indirects chez les fournisseurs de rang 1.
  9. Voir le « scénario central » de l’étude Strategy & PwC France, ibid.

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Source : La Fabrique des Mobilités Visuel : @Shutterstock/Francesco Scatena